Ancien nageur, Eric Lahmy est journaliste, écrivain, rédacteur en chef, et reporter. Il anime depuis 2013 Galaxie-Natation, un blog dédié à son sport préféré.
Mardi 3 Juillet 2018
L’Américaine Janet Evans, étoile majeure de la natation mondiale à la charnière des années 1980-1990, a été présentée par USA Swimming, la fédération de son pays, au bureau de la Fédération Internationale de Natation (FINA).
Evans, carrière achevée, avait gardé le contact avec le sport à divers titres professionnels et autres, dont celui de dirigeante. Très dynamique, toujours dans le mouvement, dotée d’une personnalité intéressante et d’un sourire irrésistible, elle a servi comme vice-présidente du comité de candidature américaine aux Jeux olympiques et paralympiques de 2028 à Los Angeles (après accord avec Paris 2024). Son apport a été assez apprécié pour qu’USA Swimming décide d’utiliser ses talents à l’international.
Selon le site britannique Inside the Games, Evans pourrait prendre la place, au Bureau de la FINA (25 membres), de l’actuel représentant américain, Dale Neuburger, qui entend se retirer en 2021. Mais ceci à condition de suivre victorieusement le processus d’élection ! Celui-ci est assez encadré : chacune des cinq fédérations continentales de la FINA élit un nombre spécifique de représentants au bureau. Les Amériques, l’Asie, l’Europe et l’Afrique disposent chacune de quatre représentants au Bureau et d’un vice-président choisi parmi ces représentants, l’Océanie d’un représentant.
Logiquement, vu de l’extérieur, les chances de Janet Evans d’accéder au poste sont très fortes. Triple championne olympique au profil charismatique, dirigeante américaine appréciée, élue à l’approche de Jeux olympiques qui se tiendront en Amérique, on pourrait dire que, la concernant, les étoiles sont alignées. A ce poste, souligne Liam Morgan, d’Inside the Games, « elle pourrait jouer un rôle essentiel de coordination dans la préparation des Jeux entre le comité d’organisation et la FINA. »
FANTASTIQUE NAGEUSE, MULTI-CHAMPIONNE OLYMPIQUE ET RECORDWOMAN DU MONDE, JANET EVANS A AUSSI RÉVOLUTIONNÉ LE CRAWL
Il n’y a pas à hésiter. Elle avait beau mesurer 1,65m et peser dans les 46 kilos, Janet Beth Evans, née à Fullerton, en Californie, le 28 août 1971, a été une immense nageuse. L’une des plus grandes en demi-fond de l’histoire, elle a remporté en 1988, à Séoul, les titres olympiques du 400 mètre libre, du 800 mètres libre et du 400 mètres quatre nages ; en 1992 à Barcelone, l’or du 800 mètres et l’argent du 400 mètres (où elle fut surprise par Dagmar Hase).
Autre signe de supériorité : la durée de ses records mondiaux sur 400, 800 et 1500 mètres a été inhabituellement longue : respectivement 18, 19 et 19 ans !
Vers la fin de sa carrière, les douleurs aux épaules qu’a fini par provoquer son entraînement sont telles qu’elle doit limiter le nombre et l’intensité de ses séances ; dès lors, elle montre les premiers signes d’une certaine vulnérabilité en 1995 et doit se contenter de la 6e place du 800 mètres des Jeux d’Atlanta en 1996, où elle ne peut faire mieux que 9e du 400 mètres, temps insuffisant pour la qualifier en finale.
En championnats du monde, elle enlève les titres du 400 mètres et du 800 mètres à Perth en 1991 et du 800 mètres en 1994 (suite à un duel serré avec Hailey Lewis qu’elle bat d’un souffle, en 8’29’’85 contre 8’29’’94).
Janet Evans est petite et surtout très fine quand elle commence d’exercer sa domination sur le demi-fond US. Les défaites qu’elle inflige à Tiffany Cohen, la championne olympique de 1984 à Los Angeles, conduisent celle-ci à prendre sa retraite : Cohen comprend qu’elle ne pourra pas conserver son titre olympique à Séoul en face de cette libellule au style tourbillonnant.
Evans est aussi la première nageuse à accomplir un 1500 mètres en moins de seize minutes. Sa course ? Partir vite et tenir jusqu’au bout. Ce faisant, elle « étouffe » littéralement ses adversaires, détruits d’entrée, au physique comme au mental. Au plan américain, les sept titres nationaux (trois l’hiver et quatre l’été) qu’elle remporte en 1989 lui valent de recevoir le Sullivan Award, la plus haute distinction sportive amateur aux USA. Elle est couronnée nageuse des années 1987, 1989 et 1990 selon Swimming World.
Sa nage est caractérisée par la cadence élevée de ses mouvements de bras (style bras tendus, moulin à vent), un déhanchement très net de gauche à droite qui fait dire que « son bassin n’est pas fixé » et un mouvement de haut en bas du corps selon les phases de sa nage qui vont à l’encontre de l’idée esthétique (comme des préceptes mécaniques) qu’on se fait du style. Janet n’est pas la première à « mal » nager très vite, et on peut retrouver des prémisses du « moulin à vent » dans de vieux films, ainsi avec le Japonais Tsuyoshi Yamanaka, médaillé d’argent olympique sur 400 et 1500 en 1956 ou avec l’Australien John Devitt, médaillé olympique en 1956 et 1960. Je me souviens avoir noté Kristin Otto effectuant dans les années 1980 un retour de bras en crawl bras tendus. Mais aucun de ces nageurs n’a marqué autant qu’Evans…
Malgré ces particularités face auxquelles le réflexe de l’entraîneur aurait pu être de les contrer, son premier coach, Martin Craig, se refusa à réformer sa technique. Pour une raison simple : en nageant comme ça, Janet avançait diablement vite… L’intelligence de Craig fut de respecter, puis d’utiliser le style personnel de cette fille.
Une analyse approfondie de son mouvement (ainsi le travail des jambes, qualifié de « dauphin alternatif » en raison de l’élévation du corps – on pourrait dire me semble-t-il : l’ondulation – qu’il produit et de l’appui qu’il donne à l’attaque de bras) a permis de mettre l’accent sur un rôle mal identifié jusqu’alors des muscles latéraux dans la propulsion du nageur. La réflexion qu’a provoqué l’analyse du style de Janet Evans aboutit entre autres à repenser la musculation du corps et à rechercher un renforcement maximum du « gainage ».
Evans était bel et bien une innovatrice. Sa technique instinctive a influencé le travail de plusieurs entraîneurs de pointe, ainsi Paul Bergen, le découvreur de Tracy Caulkins, qui en fit bon usage dans la préparation (aquatique comme au sol) d’Inge De Bruijn avec les extraordinaires résultats qu’on sait, et Guennadi Touretski, le coach russe d’Alexandr Popov, qui en greffa avec succès des éléments sur un autre de ses nageurs, Michael Klim.
C’est Touretski, à l’époque, qui m’expliqua d’enthousiasme ce que le style d’Evans pouvait avoir d’innovant, et presque, pourrait-on dire, de révolutionnaire: « Il met en avant un autre paradigme de la natation. Oubliez un peu les bras et les jambes. Ce sont les hanches qui font avancer le nageur. Dans le style de Janet Evans, ce ne sont pas les bras, mais les muscles du côté du corps qui, en se contractant, effectuent l’essentiel du travail. » Si je tente de traduire ce qu’il me dit alors, j’aboutis à ceci : lorsque les bras du nageur effectuent leur mouvement d’avant en arrière, outre les abdominaux, dorsaux et pectoraux, effectuent un travail essentiel tous ces muscles qui courent de sous le bras jusqu’à l’articulation de la hanche, qu’on voit mal quand on regarde le corps humain de face : des dentelés supérieurs aux dentelés postéro-inférieurs, et en descendant depuis les latéraux au tenseur du fascia lata en passant par les obliques…
La contraction en chaîne de ces muscles largement ignorés jusqu’à Janet Evans joue le rôle essentiel dans la propulsion du nageur!!!
Le style innovateur de Janet était tellement singulier qu’il en était perturbant, et je me souviens avoir pensé : « ce que cette fille nage mal. » Je n’étais pas le seul. Mais en même temps, je trouvais réjouissante cette capacité d’avancer dans l’eau à une vitesse folle. Les gros plans de Janet Evans en action ont toujours eu à mes yeux quelque chose de phénoménal par ce qu’ils dégageaient en termes de dynamisme, de dépense énergétique…
Richard Quick disait à son sujet : « regardez un film au ralenti d’une course de Janet Evans. Vous verrez que sa posture, sa ligne et son équilibre sont presque parfaits. Quand vous regardez la technique, regardez différemment, essayez de regarder ce que vous ne voyez pas. »
Anecdote en marge. Intrigué par les déclarations de Touretski, je signai dans L’Equipe un article mi farce, mi technique, dans lequel je tentais d’expliquer le paradigme du nageur selon Janet Evans, où les hanches étaient censées jouer le rôle moteur. Ce texte eut pour effet d’attirer l’attention de Christian Montaignac, grande plume du rugby, qui avait écrit quelques romans et voulait explorer le monde de la natation. Il vint dans mon bureau me demander des éclaircissements sur ce que j’avais pondu là. Quelques mois plus tard, je reçus mon exemplaire dédicacé d’ Une odeur de lilas mouillé, et pus lire à ma grande joie ce coach de fiction inspiré, m’affirma Montaignac, par la personnalité de Lucien Zins, expliquer à sa nageuse qu’elle devait remuer son popotin parce que la propulsion venait des hanches.
Autre anecdote personnelle. Pendant toutes les années Janet Evans, j’étais condamné aux papiers généraux lors des championnats du monde et des Jeux olympiques que je couvrais pour le quotidien du sport, et, pour des raisons que je ne puis élucider, je n’eus pas autant d’occasions que dans la décennie précédente de rencontrer les grands nageurs. Je ne vis donc pendant tout ce temps Janet que du haut de la tribune de presse.